samedi 18 août 2012

« CHANGER LA VIE » OU LE PLUS DIFFICILE À IMAGINER, par Annie Le Brun


« CHANGER LA VIE » OU LE PLUS DIFFICILE À IMAGINER, par Annie Le Brun

18 AOÛT 2012 par PAUL JORION | 
A prendre connaissance du dernier « Temps qu’il fait » et de l’état des lieux qu’il révèle, comment ne pas être saisi autant par la gravité de la situation que par l’ampleur du pari fait sur ce qui n’a peut-être pas commencé mais qui serait pourtant en train de s’inventer ici, là, maintenant, ailleurs, en dehors des chemins balisés, que ce soit dans la solitude d’une adolescence ou à travers la solidarité informelle et néanmoins de plus en plus réelle de ceux qui refusent ce monde ?


De cette certitude que tout se tient, dépend, en effet, l’acuité du regard mais aussi la détermination à ne pas accepter l’inacceptable. Et ne le verrait-on pas à cause de la complexité de nos sociétés à laquelle il est justement fait allusion, oui, il y a un rapport entre l’affaire de l’extradition de Julian Assange et la fusillade de New York. Comme ce n’est pas sans lien avec le rapport qu’il y a entre le massacre des mineurs d’Afrique du Sud et les questions de régulateurs qui inquiètent aujourd’hui la banque Standard Chartered. Mais comme il y a aussi un rapport de tout cela avec la révolte et la condamnation des Pussy Riot aujourd’hui en Russie. Où qu’on se tourne, voilà que l’inacceptable commence à être perçu comme tel mais pas par les mêmes et pas de la même façon.
Ainsi, que ces trois filles, belles de leur insolence, aient eu le courage de s’en prendre, en toute connaissance de cause, au pouvoir et à l’église russes réunies aura été un feu de joie dans la grisaille de cet hiver 2012. Il faut voir la vidéo de leur intervention du 21 février dernier dans la cathédrale moscovite du Christ-Sauveur « haut lieu du renouveau orthodoxe en Russie », où, après leur prière à la vierge Marie pour « chasser Poutine », l’honneur du mâle en question se trouve d’abord défendu, avant l’arrivée de la police, par des sortes de sœurs converses, complétement affolées devant quatre jeunes diables déchaînés, en cagoules et collants bariolés. Et il me paraît très significatif que, contrairement à un certain nombre de jeunes gens et vraisemblablement au nom d’un sérieux politique décontenancé par un mélange d’humour et de radicalité, on n’aura pas mesuré l’enjeu de cette affaire, à savoir, comme le souligne un de leurs amis, l’artiste Oleg Koulik, que ces filles se retrouvent en prison, « parce que le pouvoir ne peut pas admettre qu’on critique l’Église, la seule institution qui, dans le cas d’une révolution, se lèvera pour sa défense ».
Pareillement, il ne me paraît pas indifférent que ces jeunes féministes, comme j’avais rêvé qu’on le fût il y a trente cinq ans, ont été condamnées à deux ans de camp par une juge. Comme il n’est pas indifférent qu’au même moment elles étaient soutenues par une splendide fille qui, torse nu et en signe de solidarité, aura abattu une croix à la tronçonneuse en quelques minutes. Comme il est encore moins indifférent qu’elles aient purement et simplement rigolé, à la lecture des attendus de leur condamnation.
En fait, féministes, écologistes, militantes de la cause homosexuelle, liées à des collectifs d’artistes contestataires …., si Nadejda Tolokonnikova, Ekaterina Samoutsevitch et Maria Alekhina sont coupables, c’est d’être RÉVOLTÉES, moins en tant qu’artistes qu’à vouloir, semble-t-il, « changer la vie », vraiment. Et c’est peut-être cela qui est ici difficile à imaginer, quand la plupart de nos artistes, champions de la subversion subventionnée se livrent à tous les détournements et recyclages possibles, pour en fin de compte chacun trouver sa place dans l’entreprise de neutralisation en cours. À l’inverse, on ne peut qu’être impressionné par la façon dont ces Pussy riot se seront réappropriées l’insurrection Punk, pour lui redonner la charge de révolte dont le marché du disque des années soixante-dix avait su immédiatement la dépouiller.
Et c’est sans doute pourquoi, après les avoir accusées d’« hooliganisme », on les aura finalement convaincues de « vandalisme » et d’« incitation à la haine religieuse », pour dépolitiser un propos qui ne se laisse pas réduire à telle ou telle idéologie. Dans ces cas-là, l’aberration des chefs d’accusation est toujours proportionnelle à l’inquiétude suscitée : il n’y a pas loin de « l’hooliganisme » au « cosmopolitisme » et le flou de la formulation cache toujours une partie de la « bête immonde. » De toute façon, la résonance internationale du procès est un signe. Quelque chose de cette révolte demande à être entendu.
Peu importe que telle ou telle vedette médiatique se retrouve à soutenir ces jeunes femmes. Pour ma part, je ne peux que m’en réjouir, au moment où le processus de domestication généralisée s’accélère, à voir les grands moyens adoptés pour réinjecter, par exemple à l’occasion des Jeux Olympiques, les valeurs d’asservissement que sont la famille, la patrie et la religion, celles-ci bien sûr présentées sous de nouveaux emballages.
Ce sont là autant de signes contradictoires que non seulement les structures de ce monde sont en train de lâcher mais aussi que peu à peu les choses finissent par apparaître à leur scandaleuse lumière, pour provoquer, comme en pointillé, ici, là, le refus de continuer à participer de ce jeu-là.
J’ai dit ailleurs que si la servitude est contagieuse, la liberté l’est aussi. Nous en sommes à ce point d’équilibre instable, où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. D’où l’importance de repérer tous les signes et nous ne serons jamais trop pour tenter de discerner ce qui advient. C’est pourquoi il me déplairait qu’on fasse fi de l’insaisissable jeunesse de cette révolte venant de l’Est. Pensez aux Provos, pensez aux Hippies, aux « aventuristes » de 68… il y aura toujours l’insolente beauté de ce qui commence. Aussi, quand bien même « en matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres », il se pourrait que tout débute avec le « retour du refoulé », mais ailleurs et autrement. Comme si chaque insurrection était riche de tous les rêves précédents encore à venir, c’est-à-dire comme si, à chaque fois, il s’agissait de jouer le Grand Jeu.
Il faut peut-être le savoir pour commencer à voir.

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